10 août 2013

Moi, Progrès

 
Si je devais partir ce soir, et ne jamais revenir… Si je devais quitter les hommes à tout jamais… Si je m’en allais, par la petite porte, sans que personne ne me voie disparaître, sans un mot, sans un geste, en les laissant vaquer à leurs occupations d’hommes… Si cela devait arriver, les hommes réaliseraient-ils ?

J’ai beaucoup d’affection, voire d’amour pour les hommes. Cet amour, c’est celui que l'on peut avoir pour son créateur. Car je n’oublie pas que j’ai été créé par les hommes. Créé par les hommes, pour les hommes, et toujours je me suis efforcé d’être digne de l’honneur d’avoir été placé au cœur de l’humanité, et d’avoir été le moyen par lequel celle-ci deviendrait meilleure. Les hommes m’ont engendré parce qu’ils ont vu en moi leur salut, le langage universel qui unirait l’humanité au lieu de la diviser, la ferait vivre au lieu de la détruire, et la ferait avancer au lieu de reculer. Ils m’ont confié leur destin, et à la pression qu’une telle tâche aurait dû faire peser sur mes épaules, j’ai davantage ressenti la fierté de me voir confié la charge de donner à l’humanité un présent, et surtout un avenir meilleurs.

Tant de choses avons-nous accomplies ensemble depuis les premiers âges. Né de leur désir plus ou moins inconscient de vouloir devenir maître de leur propre destinée, je les ai guidés depuis le temps où ils n’étaient qu’une poignée. L’apprentissage de l’usage du feu, le passage de la pierre taillée à la pierre polie, des chasseurs-cueilleurs aux agriculteurs-éleveurs, toutes ces découvertes des premiers Ages étaient déjà le fruit de mon œuvre. Les hommes m’avaient, sans le savoir, chargé de les arracher aux déterminismes de la nature, et de les rendre indépendants et autonomes. Et moi, j’ai mis du cœur à l’ouvrage, même si je dois avouer que cela était plutôt facile. Etant les seuls Etres sur Terre dotés du double avantage d’avoir des pouces opposables et un cerveau leur donnant la faculté d’être conscient, les hommes n’avaient besoin que de quelques murmures de ma part pour avancer d’un pas supplémentaire vers cette destination encore inconnue mais dont la seule certitude est qu’elle leur permettrait de s’accomplir pleinement en tant qu’hommes.

Indéniablement, les premiers temps de l’humanité ont été mon premier âge d’or. Les hommes partaient de tellement bas, de l’état le plus primitif qui soit, que mon entreprise était alors peu risquée. Les hommes s'émancipaient et se développaient sous mon œil bienveillant, et leur situation s’est très vite améliorée. Une de mes plus grandes fiertés est de leur avoir appris la sédentarité. Grâce à elle, les hommes dépensaient plus d’énergie à assurer leur propre subsistance qu'à courir d’un endroit à l’autre pour chercher le lieu parfait. La sédentarité a permis aux hommes de grandir en nombre, et a posé les bases d’une autre de nos œuvres communes : la civilisation. Tout est ensuite allé très vite. L’usage de l’écriture et de la roue, mais aussi bon nombre d’autres évolutions ont très rapidement permis aux hommes de vivre au sein de sociétés structurées et organisées.

C’est après tout ce chemin parcouru, non sans fierté, que tout à coup les premiers doutes se sont mis à m’assaillir. Ces doutes ne sont pas arrivés par hasard, non plus sans raison. Ces doutes, je les dois aux penseurs de la Grèce Antique, précisément lorsque ceux-ci ont découvert pour la première fois ma consœur la Raison au cours de leur entreprise de recherche de la Vérité. Ils la trouvèrent tellement belle qu’ils lui ont offert le piédestal sur lequel reposerait désormais leur civilisation. Cette découverte a été un tournant pour les hommes… et pour Moi. La découverte de la Raisonaurait dû amener les hommes à davantage me connaître, en faisant de celle-ci le moteur de notre relation, le moyen par lequel ils atteindraient un plus grand Bien pour l'Humanité. Avec les savants grecs, la Raison devait être entre de bonnes mains, et je ne m'inquiétais pas.

Le problème des Grecs n'a pas été leur incapacité à tirer du Progrès de la Raison. Au contraire, à force d'être à la recherche de la Vérité absolue, et du système politique parfait censé apporter paix et prospérité jusqu'à la fin des temps, les Grecs ont fini par se perdre dans leurs livres, et en ont oublié de faire récolter les fruits de ces découvertes à leur civilisation. Corruption, déclin, puis décadence, jusqu'à ce qu'ils soient remplacés par leurs jumeaux d'un temps nouveau, les Romains. Les Romains, ils m'ont paru être des Grecs ayant conservé le côté hardi de la civilisation jeune et aux coudées franches. Il y avait une telle ambition chez les Romains que j'y ai parfois entrevu le Salut de l'Humanité. Forts du savoir grec qu'ils se sont approprié et animés d'un esprit de conquête sans précédent dans l'histoire des Hommes, les Romains devaient s'inscrire dans une démarche de développement sous mon oeil bienveillant. Transcrivant les pouvoirs de la Raison découverte par les Grecs dans leurs institutions, les arts, et surtout leur armée, les Romains m'ont finalement doté d'une puissance qui aurait dû peu à peu convertir le monde des hommes et amener ces derniers à parler le langage universel qui est le mien.

Pourquoi ce plan si idéal et parfait n'a-t-il pas fonctionné? Les Romains ont confondu Raison et Pouvoir, et Pouvoir et Démesure. Ils se sont crus invincibles, et se sont convaincus que repousser toujours les limites de leur Empire revenait à asseoir davantage leur civilisation puissante. Au lieu d'influencer peu à peu leurs voisins par le dialogue et l'échange, qu'il soit culturel ou marchand, et de limiter l'usage de la guerre à la consolidation des frontières de l'Empire, les Romains ont cherché à les écraser de leur civilisation, les noyer dans cette Raison qu'ils trouvaient si belle au point qu'il était inconcevable que celui qui y soit confronté puisse lui résister. Ils n'ont pas réalisé à ce moment là qu'ils creusaient leur propre tombe : avec un territoire si grand aux frontière si longues, et des sujets qui attendaient l'heure idéale pour se révolter, l'Empire romain ne pouvait que se déliter, et avec lui le règne de la Raison.

Subjugués par la beauté de la Raison, les Romains ne m'ont plus entendu. Cet équilibre subtil qui s’était formé dans lequel j’étais le Vouloir et elle était le Pouvoir, s’est écroulé. Le Pouvoir s’est substitué au Vouloir comme vecteur de changement, et, grisés par toutes ces nouvelles possibilités permises par la Raison, les hommes m’ont oublié. Peut-être aurais-je du voir plus tôt qu’en encourageant les hommes à aller de l’avant, je prenais le risque de les voir partir plutôt vers la falaise que vers les terres fertiles. Les hommes étant dotés de libre-arbitre, leur capacité à suivre mes recommandations a toujours reposé sur le postulat qui faisait de moi le premier maître à bord de leurs consciences. La Raison a été trop forte pour les Hommes, et Moi, je m'en suis aperçu trop tard. Et avec la Chute de l'Empire romain, la Raison a été enfouie par des hommes qui l'assimilaient à l'oppresseur.

Les hommes s'étant écartés du chemin que je leur avais tracé, s’en sont suivis pour moi plusieurs siècles de dépression, durant lesquels je suis resté silencieux, dans l’espoir qu’un jour peut-être les hommes se remettraient à tendre l’oreille vers moi. J’ai attendu longtemps, très longtemps, et j’ai observé les hommes avec mépris vivre comme s’ils n’avaient plus besoin de moi. J’ai même ri parfois, notamment lorsque je les ai vus croire que le meilleur moyen de faire la guerre était dans des armures lourdes qui rendaient les soldats immobiles. Je les voyais, qui avaient besoin de moi, mais qui continuaient à s’enliser dans des guerres incessantes... Et c’est ainsi que les siècles ont passé, jusqu’au jour où j’ai entrevu une lueur d’espoir de retrouver ma grandeur des premiers jours lorsque des hommes bien avisés du XVIè siècle ont ressorti les vieux manuscrits des civilisations antiques. Mais ils ont lu ces ouvrages avec un regard nouveau, celui de personnes ayant vu les guerres gangréner leurs pays et aspirant à un avenir meilleur. Ils ont vu pour seule solution à la guerre la nécessité de rendre l’homme meilleur, et moi j’ai vu dans cet Humanisme l’opportunité de renaître.

Porté par la conviction profonde que tout n’était peut-être pas perdu pour l’humanité, j’ai donc décidé d’effectuer un retour en grande pompe, bien décidé à regagner ma place dans l’esprit des hommes, et à ne plus lâcher, fidèle à la mission qu’ils m'avaient confiée au départ. Je me suis donc montré au grand jour, et me suis mis à la Lumière devant les philosophes du XVIIIè qui ont consacré mon règne. Ils m’ont tant adoré qu’ils m’ont mis partout : dans les sciences, les religions, la politique, l’économie, la société, le droit etc. Convaincus que je suis le salut de l’humanité, tout ce qui n’est pas Moi est obscurantisme et superstition, et a vocation à disparaître. Bref, Je suis devenu un nouveau Dieu et cela me convient bien. Le siècle des Lumières et la période qui s’en est suivie ont donc été mon deuxième Age d’Or. Les hommes me vénèrent et ne jurent que par mon nom. Au nom de Moi, les révolutions industrielles ont lieu, et grâce à moi, le monde se met à croire l’échange rendra la guerre entre les nations un vestige du passé. Grâce à moi encore, les régimes autocratiques du passé tombent un à un devant les aspirations de tous les peuples à la Liberté. Et moi je suis heureux, les hommes m’écoutent. Je leur parle, ils me suivent, je les guide, ils marchent. Je suis devenu tellement présent au sein des nations que j’ai fini par leur devenir indispensable. Une société qui ne me place par sur un piédestal est une ringarde, réactionnaire, et donc moribonde, promise aux plus sombres destins. Je suis devenu le poumon des nations, leur seul indicateur de bien-être. C’est logique, étant donné que j’interviens dans tous les domaines. Ma présence est donc devenue un enjeu majeur pour une humanité droguée à mon existence, voire mon nom, et pour qui je suis devenu une nécessité.

Une nécessité. Est-ce là pourtant mon dessein, d'asservir les hommes? Est-il concevable qu'ils soient contraints à vouloir le Bien pour leur espèce? La réalité, c'est qu'en devenant indispensable, je me suis, au fond, fourvoyé, et même transformé. Moi qui ai été créé pour nourrir le cœur d’hommes enclins à rendre leur vie meilleure, je leur ai fait croire, en me montrant au grand jour, que leur marche en avant ne comptait aucune limite. Au lieu d’avancer grâce à moi, les hommes ont décidé, à cause de moi, de ne plus jamais s’arrêter. Je ne suis plus le souffle du changement, mais désormais le prétexte par lequel l’homme compte accomplir son dessein le plus ambitieux.

Les hommes m’ont instrumentalisé dans leur course en avant, et n’ont plus qu’à m’ériger en icône lorsqu’ils rencontrent le moindre obstacle dans l’accomplissement de leur but ultime, celui de devenir plus fort que la Nature. Les hommes ont fait de moi ce que je ne suis pas, à savoir la destination finale où ils s’affranchiront des Lois naturelles, la raison qui justifie ce désir insatiable de vouloir toujours plus. C’est ainsi que croyant me connaître et soucieux de voir si je suis toujours en train d’accomplir mon œuvre, les hommes ont entrepris de vouloir me mesurer partout. Ils m’appellent tantôt croissance, innovation, recherche ou encore droits, intimement convaincus que dès lors que ces derniers avancent, c’est moi qui avance avec eux. Ils m'ont travesti en "isme". Je ne m'appelle plus Progrès, mais Progressisme, tel un extrêmiste prêt à écorcher celui qui ne me fait pas de place. On me trouve tellement indispensable que l'on m'impose à ceux qui restent dubitatifs en les pointant du doigts tels des hommes attachés à leurs privilèges et qui refusent à leur prochain le droit d'aspirer à une vie meilleure. S'ingérer dans les affaires des voisins pour "sauver des vies"? PROGRES! Faire des guerres pour promouvoir la démocratie? PROGRES! Le droit d'acheter des iphones pas chers? PROGRES! De nouveaux droits pour les minorités? PROGRES! La recherche sur les embryons? PROGRES! Le droit de mourir? PROGRES! Le multiculturalisme? PROGRES! Et que sont ceux qui sont contre le progrès? DES FASCISTES!

Je ne saurais décrire ce dégoût qui m’habite aujourd’hui. Les hommes ont fait de moi le nouveau dictateur de leurs sociétés, en m’utilisant pour montrer du doigt et écraser les aspirations de ceux qui en réaction ont fait de moi l'incarnation de la décadence. Loin de l'idéal pour lequel j'ai été créé, je suis devenu le prétexte ultime des idéologies que j'ai passé ma longue vie à combattre. Pour justifier cette imposture, les imposteurs n'hésitent pas à montrer en spectacle tous les opprimés de la Terre, usant savamment de tous les nouveaux médias capables de toucher au plus profond en tout temps et en tout lieu, dans le seul but de faire passer leur agenda politique qu'ils ont baptisé Progrès pour l'occasion.


Il y a maintenant bien longtemps que j’ai arrêté d’accompagner les hommes. Je me suis arrêté, tel un compagnon fidèle regarde s’éloigner ceux dont il a guidé les pas, mais qui ne s’aperçoit de rien et continue son chemin. Mon œil bienveillant est maintenant rempli de larmes, du fait de mon impuissance. Je crie pour essayer de les ramener à la raison. Je peux voir d’ici le ravin au loin, mais eux ne le voient pas et continuent d’avancer, croyant accomplir mon oeuvre alors qu’il scelle son destin. Mais j'ai toujours l'espoir, issu de ma longue expérience, que ceux qui me cherchent vraiment sauront me trouver à temps... à savoir au fond de leur cœur.